“L’amour pour Notre-Dame va au-delà de l’amour pour l’art”, Andrea Riccardi

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L’incendie de Notre-Dame de Paris est un événement qui a touché tout le monde : Français et étrangers. Bien que les « philologues » aient expliqué qu’une grande partie du monument a été reconstruite au XIXè siècle après les destructions de la Révolution, les gens perçoivent la cathédrale comme un bloc ayant neuf cents ans d’histoire.

Non seulement d’histoire (dont les fastes et les destructions ont été rappelés ces jours-ci), mais également de foi. N’oublions pas que, lorsque l’incendie s’est déclaré, il y avait deux mille personnes dans l’église participant à l’une des messes quotidiennes habituelles. Ce qui surprenait celui qui entrait dans la cathédrale, jusqu’à avant-hier, était l’entrelacement ordonné sous les voûtes de fidèles et de nombreux touristes – plus de douze millions par ans – ce qui en faisait le monument le plus visité de Paris.

On parle beaucoup de sécularisation en Europe, en particulier en France, patrie de la «laïcité». Les Français, les premiers, ont personnifié la «laïcisation» de la société, qui avance inexorablement depuis la Révolution, marginalisant la foi et l’Eglise. Aujourd’hui le faible nombre d’ordinations de prêtres (114 en 2018 contre 133 en 2017), la pratique religieuse mensuelle de ceux qui se déclarent catholiques aux environs de 7%, les récents scandales de pédophilie du clergé semblent dessiner le portrait d’un catholicisme en forte crise. Les 42.000 églises en France sont servies par environ 15.000 prêtres, si bien que, surtout à la campagne, leur présence est rare. Sommes-nous dans la phase finale de la sécularisation, où le monde religieux est réduit à une infime minorité ? L’historien Jean Delumeau se demandait il y a plusieurs années dans un essai poignant : « Le christianisme est-il sur le point de mourir ? ».

L’incendie de Notre-Dame peut apparaître comme un symbole. Ce serait de mauvais augure. Pourtant, Paris (mais pas seulement) s’est retrouvé autour de la cathédrale. Des gens regardant abasourdis, des jeunes en prière, l’archevêque Aupetit, le président Macron, la maire – laïque – de Paris Hildago… Un même sentiment unissait tant de gens différents (laïques, catholiques, croyants, touristes…) : l’incendie ouvre un vide immense dans le cœur de la France et peut-être de l’Europe. Notre-Dame représente un catholicisme si riche d’histoire, celle du petit peuple de Paris (que Victor Hugo racontait) et celle du pouvoir civil, mais également tant imprégné de foi et de prière (comme on le voit dans les liturgies si soignées et dans la participation des fidèles) : un monument d’histoire et de foi, étroitement liées. C’est un visage très différent des églises néo-protestantes ou néo-pentecôtistes, fondées sur l’émotion d’une foi sans histoire et « déculturée ». Ce mouvement, qui au XXè siècle a conquis un demi-milliard de fidèles, remplit cependant le vide des périphéries et s’adapte à la mentalité du consommateur à la recherche de recettes miraculeuses.

Non, le catholicisme est foi dans l’histoire et, avec toutes ses limites, construction d’une société, de liens, de tissu humain. Notre-Dame est le merveilleux produit de ce processus historique. Il reste cependant aujourd’hui une question : cette histoire appartient-elle seulement au passé ou continuera-t-elle ? L’incendie de Notre-Dame a donné à tous le sentiment d’un vide. Nous sommes déjà « enfants du vide », pour reprendre le titre du beau livre de Raphaël Glucksmann dans lequel il parle d’une société des solitudes, faite de gens sans empathie et d’un archipel de ghettos. Nous sommes trop enfants du vide car nous avons perdu le centre de l’histoire. La perception que le drame de l’Eglise est un drame national eut lieu également en 2016, quand à Rouen le Père Hamel, âgé, fut assassiné devant l’autel par des terroristes islamistes. A ce moment-là il y eut une émotion collective et – comme le dit le président Hollande – ce furent les évêques qui indiquèrent une ligne de conduite calme et responsable.

La France est un pays où l’histoire pèse et s’étudie. Le christianisme, malgré la laïcité, s’avère être une partie significative de la mémoire et de l’identité nationale. Il n’est pas archaïque de le soutenir. Ce n’est pas non plus la défense d’une identité contre, comme le soutiennent certaines franges ou certains pays de l’est. C’est une conscience historique partagée. Pour l’Eglise, c’est la responsabilité de continuer son histoire comme une réalité vivante au cœur de la société (même si celle-ci ne s’identifie pas avec elle dans sa totalité), significative pour ses fidèles et pour les autres. L’archevêque Aupetit a saisi le défi à relever, quand il a déclaré hier qu’il s’agissait à présent de reconstruire « en entier l’Eglise du Seigneur ».

Et non la religion d’une minorité reléguée dans un angle. A partir de Notre-Dame commence le kilométrage des routes de France. Ceci exprime presque pour l’Eglise la responsabilité d’une position centrale – tout en tenant compte du pluralisme religieux – bien que non hégémonique. Toutefois le lien des Français avec l’Eglise est plus large que les structures pastorales: il est plus intense qu’il n’est exprimé par la pudeur laïque. Parfois cela n’est pas perçu par une structure ecclésiastique repliée dans un environnement minoritaire ou dans des discussions intra-ecclésiales. La vérité est qu’une France ou une Europe sans Eglise seront différentes. L’incendie de Notre-Dame met à nu, du moins dans les émotions, un lien profond qui est quelque chose de plus que l’amour pour l’art.

Photo du Corriere della Sera

Source: L’amour pour Notre-Dame va au-delà de l’amour pour l’art: l’Eglise est dans l’histoire. Andrea Riccardi sur le Corriere della Sera