TRIBUNE – La responsable de S. Egidio, en France, décrit le calvaire des résidents des Ehpad – l’équivalent français des EMS – interdits de visite et l’épreuve imposée à leurs familles. Elle appelle à ne plus séparer les personnes âgées du reste de la société. (Le Figaro, 13 avril 2020).
“La génération qui a rebâti notre pays après 1945 paye le plus lourd tribut à la pandémie. C’est la deuxième fois en moins de vingt ans: en 2003, la canicule avait causé la mort de plus de 15 000 personnes âgées en trois semaines. Aujourd’hui, on compte jusqu’à un tiers de décès dans certaines maisons de retraite.
Les Ehpad (Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) se révèlent une nouvelle fois des pièges redoutables. Le mal qui frappe nos aînés vient de loin. Ces institutions participent d’une conception de la société où l’impératif de l’efficacité fait que l’on isole toujours plus les fragilités. En temps normal, leur fonctionnement apparaît avec évidence coûteux et ingrat, leur respect de l’humanité de chacun est questionné. En temps de confinement, leur incapacité à sauvegarder les vies faibles éclate.
Le confinement a inéluctablement aggravé la gestion ordinaire des Ehpad qui était déjà problématique. L’absence de masques et de matériels de protection pour les personnels prodiguant les soins du quotidien, l’absence de tests pour repérer et isoler les malades parmi les soignants et les «hébergés» n’ont pu que conduire à la catastrophe.
L’absence de communication et de transparence a fait le reste en contribuant à retarder les décisions. Nos aînés ont vécu ce que nous vivons, mais démultiplié. Sous le prétexte de ne pas alarmer les familles, les associations et l’opinion publique, on a nié la gravité des faits, caché le nombre de décès et, tout un temps, nos aînés morts au sein des Ehpad du Covid-19 n’ont même pas été comptabilisés dans les statistiques journalières.
Beaucoup ont pensé à reprendre chez eux leurs parents. Mais comment s’improviser aide, accompagnateur, infirmier et en si peu de temps? Surtout, les maisons de retraite ont été verrouillées du jour au lendemain, sans qu’il soit donné de se dire au revoir. Beaucoup ont essayé de revenir voir leurs anciens au moins un instant. Mais cela ne leur
a pas été permis. Puis, très vite, rien n’a plus été possible, y compris un petit geste de la main à travers les grilles. À l’extérieur des Ephad, le déchirement s’est creusé. À l’intérieur, l’angoisse s’est répandue.
Être privé de la présence d’êtres chers, ne plus recevoir la visite des siens ou des bénévoles, se confronter à des visages inconnus en raison des remplacements au sein du personnel: tant de traumatismes auxquels il a fallu faire face en plus de l’ennemi principal ont été fatals avant même le virus ne le devienne.
Combien de nos aînés ont préféré renoncer à se battre, ont arrêté de manger et de vivre, se sont abandonnés dans un grand esseulement à une maladie terrifiante dont ils ne savaient rien? Ce n’est la faute de personne? Ou n’est-ce pas plutôt que nous sommes tous responsables? Et n’est-il pas temps de changer notre modèle de société, de rompre avec le véritable apartheid qu’incarnent les Ehpad?
Une société dans laquelle la bénédiction d’une longue existence ne tourne pas à la malédiction d’une fin misérable n’est pas difficile à imaginer. Les alternatives au placement en Ehpad existent. Les habitats de vie partagés («co-housing») répondent aux trois besoins essentiels des personnes âgées n’ayant ni argent, ni famille, ni maison.
L’assistance à domicile et, lorsque nécessaire, l’hospitalisation à domicile permettent aux autres de rester chez elles et entourées. Enfin, les réseaux créatifs de solidarité et de proximité, liant à l’échelle d’un quartier, d’une rue, d’un immeuble, familles, amis, voisins, concierges et commerçants, sont cruciaux comme la crise actuelle nous l’a fait redécouvrir. Ce qui manque est le développement de ces ressources et des accompagnateurs pour les servir. Il revient à l’État de le soutenir. Et c’est là aussi une urgence.
Les fausses assurances d’hier se sont effondrées. L’heure est venue de nous redresser. Nous devons réapprendre à vivre autrement. Car, à travers tout ce malheur, une certitude s’est imposée: une société qui laisse ainsi mourir ces anciens n’a pas d’avenir.”
Valérie Régnier, Responsable de S. Egidio en France
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Retrouver La Tribune de Valérie Régnier parue dans Le Figaro du 14 avril 2020 ici.